Un peu de lecture

La Passion Selon Saint-Jean - BWV 245

        Allemagne, 1723. Jean-Sébastien Bach est maître de chapelle à la cour de Köthen, mais il est de plus en plus négligé par le prince et souhaite quitter cette ville, trop liée au souvenir de la mort de sa femme. Après des auditions rigoureuses, il devient cantor de l’église Saint-Thomas à Leipzig. Le conseil municipal lui commande immédiatement un oratorio pour la semaine sainte. Fidèle à une longue tradition remontant aux mistères du Moyen Âge, la ville désire une œuvre qui permette de chanter la Passion du Christ lors de l’office du vendredi saint. Ainsi naît, au cours des six semaines du Carême de l’an de grâce 1724, une partition qui entrera dans l’histoire : la Passion Selon Saint-Jean (Johannes-Passion ou Passio secundum Johannem, selon les manuscrits), apogée de ce genre musical, œuvre majeure de son compositeur, et sommet de la musique occidentale. Elle sera créée le 7 avril 1724 en l’église Saint-Nicolas de Leipzig.

• Structure et principes généraux de l’œuvre

        La genèse de la partition et du livret est relativement méconnue, mais quelques documents nous permettent de nous en approcher. Comme l’indique son titre, la Passion Selon Saint-Jean s’appuie essentiellement sur le texte de l’Évangile de Jean, dans la traduction allemande de Luther, tout en puisant à d’autres sources hétéroclites, pour certaines inconnues. À titre d’exemple, les textes des commentaires poétiques des arias sont librement empruntés à des livrets d’œuvres contemporaines de Bach, notamment les Passions de Barthold Heinrich Brockes et Christian Postel.
        Cette pièce, sorte de cantate disproportionnée, relate et commente les étapes de la Passion du Christ. Elle est à la fois la plus intime et la plus violente des deux grandes Passions de Bach qui sont parvenues jusqu’à nous. Sa structure complexe consiste en une alternance de récitatifs, de chœurs, d’ariosos, d’airs et de chorals. Les récitatifs et les chœurs revêtent un caractère narratif : ils racontent les événements de la Passion tels qu’ils sont présentés dans l’Évangile de Jean. Les ariosos et les airs assurent, pour leur part, la fonction de commentaire et de réflexion vis-à-vis de ces événements : plus individuels, ils traduisent la méditation intime du fidèle devant les faits évoqués. Les chorals enfin sont associés à la prière et établissent le lien entre le chœur et l’assemblée, qui connait la partie supérieure (soprano) de ces prières chantées, base de la liturgie luthérienne.
        La dimension narrative elle-même se répartit en trois instances distinctes : le fil conducteur est assuré par le narrateur (l’Évangéliste – rôle de ténor – qui décrit l’action et rapporte les paroles des personnages) ; ce récit est entrecoupé d’apparitions des protagonistes (Jésus, Judas, Pierre, Pilate...) qui agissent et parlent en leur nom propre ; enfin, de brèves et dynamiques interventions de chœur (la foule assemblée, les turbae) parachèvent cet équilibre narratif.
        La Passion se divise en deux parties inégales séparées par une respiration au cours de laquelle l’officiant pouvait prononcer le sermon des vêpres. La seconde section, plus longue et comportant plus d’airs, souligne l’intensification de l’action qui devient plus douloureuse. Ces deux parties sont encadrées par deux chœurs libres monumentaux (Herr, unser Herrscher – Seigneur, notre Maître – et Ruht wohl – Repose en paix), déconnectés de la narration. La partition, à l’instar du texte évangélique, est fragmentée en cinq séquences inégales (l’arrestation ; l’interrogatoire chez Caïphe et le reniement de Pierre ; l’interrogatoire chez Pilate, la flagellation et le couronnement d’épines ; la Crucifixion et la mort de Jésus ; l’ensevelissement). Chacune de ces séquences se clôt par un choral.

• Foi et théâtralité

        La force de l’œuvre tient avant tout à sa puissance dramatique. Alors que les édiles municipaux de Leipzig lui demandent de s’en tenir à des « compositions non théâtrales », dans la plus pure tradition de l’austérité luthérienne, Bach parvient à concilier dans sa partition une foi intense (A soli deo gloria – pour la seule gloire de Dieu – comme il avait l’habitude de signer ses partitions) et un étonnant sens théâtral. La dramaturgie s’exprime dans le traitement de la relation texte-musique, c’est-à-dire dans la manière dont Bach lie l’histoire qu’il relate et le discours musical qu’il développe.
        Bach ne se contente pas de mettre en musique le texte de l’Évangile, il l’interprète, il le porte par son traitement dramatique, et rend ainsi présentes aux fidèles les souffrances du Christ et les réactions humaines, amenant l’auditeur à une méditation profonde. Parfaitement fidèle en cela à son rôle de cantor, Bach donne littéralement à entendre la parole de l’Évangile et produit, avec cette Passion, un chef d’œuvre de l’art du discours et de la rhétorique. Il s’inscrit ainsi de plain-pied dans l’esthétique baroque alors en vogue. L’organisation même de l’œuvre, traversée de nombreux principes symboliques, participe de cette volonté de dramatiser l’action tout en insufflant un caractère éminemment sacré à la pièce.

• Une musique au service de la théologie

        Au-delà de sa formidable richesse dramatique, la Passion Selon Saint-Jean témoigne d’une connaissance intime de la théologie luthérienne de la part de Bach. Son rôle du cantor consistait en effet à communiquer musicalement des messages théologiques, en les maitrisant parfaitement, lors de célébrations religieuses. L’œuvre évoque ainsi les questions fondamentales de cette croyance, telles que la nature divine de Jésus (la triple répétition du mot « Herr » dans le chœur Herr, unser Herrscher – Seigneur, notre Maître – évoque la trinité divine) ; la glorification du Christ par l’humiliation (texte du chœur initial « Zeig’ uns durch deine Passion... » – « Montre-nous, par ta Passion...») ; les Chrétiens libérés des forces du mal (air Von den Stricken meiner Sünden – Pour me délier des liens de mes péchés –, dans lequel le hautbois enroule des cordes musicales autour du soliste) ; le triomphe du Christ contre le mal par le sacrifice de la crucifixion (air Es ist vollbracht – Tout est accompli – à la tonalité mineure) ; l’obéissance et la foi du croyant envers son Dieu (choral Dein Will gescheh’ – Que ta volonté soit faite) ; la joie du Chrétien qui suit la voie du Christ (air Ich folge dir gleichfalls – Je te suis, moi aussi –, premier air en mode majeur dans la Passion) ; ou encore l’immaturité et la faiblesse de l’homme (aria Befördere den Lauf – Hâte ma marche – qui évoque la nécessité d’être activement guidé par Jésus) et la pénitence individuelle (air Ach, mein Sinn – Hélas, mon âme).

• Une œuvre magistrale

        Interprétation poétique, musicale et religieuse de la Passion, miracle de rhétorique, de dramaturgie et de théologie, la Passion Selon Saint-Jean sombrera pourtant très vite dans un oubli qui durera plus d’un siècle, évincée par l’esthétique classique qui avait supplanté le baroque. Il faudra attendre 1730 pour qu’un certain Robert Schumann ressuscite cette œuvre « compacte et géniale, [...] audacieuse, puissante et poétique », ce monument de l’histoire de la musique universelle unanimement reconnu aujourd’hui.

Philippe BARBIER